Le crâne du Bernin
08 Jun

Le crâne du Bernin


ARTICLE MÉDIAPART JUIN 2021 DE Léa Simone Allegria

C’est un objet à taille humaine, lisse et coupant à la fois, parfaitement achevé et en même temps fragmentaire. Les yeux sont creusés, le nez troué, à la mâchoire en passe de se décrocher s’accrochent encore quelques dents pourries par les siècles. A-t-on déjà vu un crâne plus parfait ? Plus éclatant ? N’est-ce pas le premier que l’on voudrait caresser, toucher, ne rêve-t-on pas d’explorer du bout des doigts ses coins d’ombre et le sillon qui le traverse ?

A la Renaissance, il était courant que les grands de ce monde possèdent un véritable crâne humain parmi les étrangetés de leurs cabinets de curiosités, entre les œufs d’autruche et les pierres précieuses. Ces objets glaçants révélaient l’intérêt des Humanistes pour la science et le corps en même temps qu’ils étaient des supports de méditation, les Vanités de toutes les Vanités. La vogue des memento mori remonte à l’Antique : c’était la phrase que les esclaves susurraient aux oreilles des empereurs pendant leur triomphe : Souviens-toi que tu es mortel.

Chez les Anciens, les crânes et les squelettes sont volontiers peints, dessinés, sculptés, ils font partie de l’iconographie ambiante, mais leur signification diffère de celle de la Renaissance ; les symboles de la brièveté de la vie servent à illustrer le thème du carpe diem : « Maintenant il faut boire, maintenant il faut frapper la terre d’un pied léger » dit Horace, et il faut encore le faire tout de suite, parce qu’après la mort, il n’y aura ni boisson ni danse. Alors que le monde devient chrétien, le discours change puisque désormais quand nous serons morts, l’accès au Paradis dépend de notre conduite sur la terre. Les memento mori n’encouragent plus à jouir des plaisirs de la vie mais à l’inverse, ils soulignent leur vanité, la fugacité du bonheur terrestre, et en bons moralisateurs, ils nous invitent à se garder de toutes les tentations. Dans toutes tes actions souviens-toi de ta fin.


COUP DE THÉÂTRE
En 1655, l’année de son sacre, le pape Alexandre VII se fait ainsi représenter dans son habit de pourpre, la mine préoccupée, entouré d’or et d’étoffes précieuses et la main sur un crâne. Le successeur de l’apôtre Pierre veille au Salut des âmes. Ce tableau de Guido Abbatini conservé à Rome vient tout juste de dévoiler un puissant secret : le crâne, que l’on a jusqu’alors imaginé être celui d’un homme comme il en était l’usage, était en fait cet éclatant crâne en marbre de carrare exécuté par le plus grand sculpteur de son siècle, Gian Lorenzo Bernini. Un coup de théâtre baroque plus de 300 ans après la mort de l’artiste, cet art de l’illusion dont Le Bernin est le maître ultime.

Le jour où Alexandre VII devient pape, le sculpteur et architecte napolitain est au sommet de sa gloire. Il a réalisé sous le patronage du cardinal Scipion Borghèse les révolutionnaires Apollon et Daphné, ou Le Rapt de Proserpine, défiant jusqu’au vertige la torsion des corps et le mouvement du marbre. Il a déjà été l’artiste officiel de deux papes, il a dressé la Fontaine des Quatre-Fleuves sur la Piazza Navona et il vient de réaliser son chef d’œuvre ultime, L’Extase de sainte Thérèse. En tout, Le Bernin servira huit papes et autant de mécènes – mais on dit que sa relation avec Alexandre VII fut la plus profonde d’entre tous. Il créa pour lui des monuments qui modifièrent le visage de Rome tout autant que des œuvres intimes, dédiées à son seul usage.

RÉSURRECTION
Comment un objet pareil a-t-il pu disparaître ? Il est resté tout le temps du pontificat d’Alexandre VII sur son bureau, et à sa mort en 1667, Le Bernin lui-même s’est chargé de réaliser son tombeau dans Saint-Pierre de Rome. Mais où est passé son memento mori ?

L’année dernière, chercheurs et conservateurs des musées nationaux de Dresde, en Allemagne, se sont mis à fouiller parmi leurs collections et leurs archives pour préparer une exposition consacrée aux liens étroits qui nouaient le Cavalier Bernin au pape Alexandre VII – et plus précisément sur leur collaboration pour appréhender, chacun avec leurs armes, la fragilité de nos vies sur terre. Un an seulement après son intronisation, la peste noire faisait son grand retour à Rome et Alexandre VII prenait des mesures exceptionnelles pour lutter contre l’épidémie : la quarantaine, les masques, le couvre-feu, tous ces mots charmants que nous ne connaissons que trop. Il commanda au Bernin la colonnade de la place Saint-Pierre ainsi que la chaire de la basilique, des œuvres d’envergure pour marquer le rayonnement de son pontificat. L’exposition est ainsi pensée en miroir de la pandémie, comme une invitation à réfléchir à la brièveté de la vie ; l’occasion idéale pour le crâne de ressurgir d’entre les morts.

Comme il est expliqué sur le site de la Gemäldegalerie de Dresde, les conservateurs se sont penchés sur l’acquisition faite en 1728 par le prince électeur de Saxe Frédéric-Auguste Ier, qui acheta « 164 sculptures antiques et 4 œuvres contemporaines » à l’illustre famille Chigi, dont Alexandre VII, de son vrai nom Fabio Chigi, était l’éminent représentant. 164 antiques et 4 œuvres contemporaines qui voyagèrent de Rome jusqu’à Dresde pour ne plus jamais quitter les collections nationales. En cherchant dans les petits papiers de la ville, les conservateurs ont retrouvé la correspondance du baron Raymond Le Plat, le plus grand acheteur d’art au service du prince. Or il mentionne en 1728 « una celebre testa di Morto, opera del Cavaliere Bernini ».

UNE OEUVRE INCOGNITO
Cette simple lettre, en plus du grand tableau d’Alexandre VII la main sur le crâne, ont rendu à la sculpture ses lettres de noblesse. Des recherches au sein de la correspondance des Chigi ont achevé d’en confirmer l’appartenance : le crâne avait été commandé au Bernin trois jours seulement après qu’Alexandre VII soit monté sur le trône de Saint-Pierre. Après sa mort, il avait échoué à son neveu et était demeuré dans les collections familiales jusqu’à son départ pour Dresde. L’œuvre avait dormi tout ce temps dans le département des sculptures du château de Pillnitz. Incognito, non signée, seule et morbide, on avait tout simplement oublié qu’elle était du Bernin.

L’exposition “Le Bernin, le pape et la mort” présente pour la première fois le crâne dans toute sa magnificence, sur un lit de velours rouge devant le tableau en pied d’Alexandre VII. Aussi la question se pose : si l’on n’avait pas retrouvé derrière cette sculpture le nom du Bernin et qu’elle n’était demeurée qu’une anonyme Vanité, le spectateur s’arrêterait-il devant elle ? Jusqu’à quel point la mise en scène d’un musée et le prestige d’un nom contribuent-ils au rayonnement d’une œuvre ? Peut-être faudra-t-il se rendre à Dresde pour en juger soi-même.

 

Léa Simone Allegria